POUVOIR ET PUISSANCE AU MASCULIN
Pour une lecture psychanalytique du roman de R.Gary « Au-delà de cette limite, votre ticket n’est plus valable»[1].
J’avais émis courant 2011 quelques réflexions à la lecture de ce roman que j’avais trouvé particulièrement bien construit et inspirant du point de vue psychanalytique… Ce thème du pouvoir, à travers sa sexualité, de l’homme au moment où il franchit une étape de sa vie qui le rend vulnérable physiquement et donc psychologiquement, me paraissait en effet peu développé, mais m’interpellait vivement.
Ce roman se prêtait d’autant plus à une analyse psychologique approfondie que l’actualité ne cesse, ces dernières années, de drainer des « drames » (« L’affaire Strauss-Khan » notamment) dont la trame se tisse au cœur même de ce sujet aussi récurrent qu’atemporel.
L’opportunité de re-penser la question de la sexualité et de « ses rapports » avec le pouvoir. Conjugué au masculin, elle ne saurait s’éloigner des aléas de la puissance dès lors qu’elle se réfère au « corps parlant » et évoluant au gré du temps qui scande celui qui en est le dépositaire, avant d’en être le Sujet…
1/ Pouvoir[2] :
Étymologie
Le latin posse est intrinsèquement un verbe composé potis sum « je suis maitre de » collocation dont peut-être est le direct héritier
Verbe
pouvoir
- Être capable, avoir la faculté, être en état de
- Avoir la possibilité matérielle de faire quelque chose.
- Avoir la permission de faire quelque chose.
- Exprime une possibilité, un choix, qui s’offre à une personne.
- Exprime une éventualité, une probabilité, ou une hypothèse. On peut dire aussi : « Il se peut que … » (+ subjonctif).
- Dans une forme interrogative, fait appel à la bonne volonté de l’interlocuteur.
- (Proverbial) définit un souhait, un désir.
pouvoir intransitif
- Se dit encore pour marquer la possibilité de quelque événement, de quelque dessein.
2/Puissance
Étymologie
Puissance /pɥi.sɑfis/ féminin
- Pouvoir d’imposer son autorité.
- Domination, empire.
- État souverain.
- Pouvoir de faire une chose. .
- Force.
- (Figuré) Ce qui exerce beaucoup d’empire sur l’âme ou sur l’esprit.
Si les deux sont souvent confondus, à la lecture de ces deux définitions, une différence subtile mais bien réelle nous paraît cependant permettre de distinguer les deux termes : le pouvoir est ainsi une « possibilité ». Il s’inscrit dans un espace de potentialité dont chacun dispose à sa guise tandis que la puissance est résolument une « mise en acte » de ce pouvoir, « un état » en découlant, « l’exercice » de cette possibilité dans le réel.
A ce titre, il nous est possible d’analyser ces deux dimensions à la lumière des théories proposées par D.W Winnicott, qui s’est notamment intéressé à l’émergence de la créativité et du jeu chez le petit enfant. Dans « Jeu et réalité»[3], il évoque en particulier les conditions qui vont permettre à l’enfant de s’emparer de cette possibilité et de l’exercer ; celles-ci se réfèrent aux spécificités de l’environnement incarné notamment par la mère au tout début de la vie, puis par l’ensemble des personnes qui progressivement prodiguent des soins réguliers à l’enfant.
L’enfant se développe et se construit effectivement dans une « zone » qui se situe à mi-chemin entre la dépendance vis-à-vis de la mère et de son substitut dont il doit peu à peu s’affranchir, et le monde extérieur, qu’il va progressivement là encore apprivoiser, notamment au moyen du jeu.
Rappelons que «l’agent séparateur» qui fondamentalement permet ce mouvement de «dé-fusionnement», de prise de distance d’avec la mère et d’ouverture au monde extérieur qu’il incarne d’emblée, c’est le Père. L’«Autre » de la mère[4], son amant, peut dès lors être identifié par le petit enfant comme doté du pouvoir que sa place auprès de la mère lui confère et à ce titre, doit être également conquis.
« Jouer dans le monde » résulte donc pour le petit être d’une capacité à se libérer du joug des adultes qui l’entourent, en s’appropriant dans un premier temps ce pouvoir qu’il attribue à l’Autre et qu’il convoite (sensation d’omnipotence qui lui donne l’illusion que le monde environnant est le fruit de sa propre créativité, qu’il en est le maître absolu) puis en acceptant qu’il n’est pas seul à disposer de l’Autre et qu’il doit donc « faire avec » lui et ses autres objets d’élection, et ce, y compris en son absence (phase de désillusion).
Il est alors prêt à partager ce pouvoir que la vie lui octroie dès lors qu’il se vit comme un sujet distinct et différencié, dans le respect de l’Autre.
L’exercice du pouvoir se situe dans cette « aire de l’omnipotence » dont chacun conserve à un degré plus ou moins élevé, la nostalgie. L’Autre en question est quant à lui « l’objet » sur lequel la puissance va pouvoir s’exercer dans la réalité : mais « l’espace potentiel de jeu » se diversifie chez l’adulte, les « Autres » concernés prenant alors différents masques et figures à chaque étape de sa vie.
Notre propos portera sur le « pouvoir et la puissance au masculin » ce qui nous conduira, à la lumière de l’ouvrage de R.Gary sur lequel cette réflexion s’étaye, à nous centrer sur deux terrains principaux de leur « exercice » : le social d’un côté, la sexualité, ses objets, et les fantasmes qui s’y associent, de l’autre.
I.- JEUX DE MIROIRS : la confrontation
-Le face à face J. Rainier / J.Dooley :
Dès le premier chapitre, le narrateur Jacques Rainier nous introduit de plain pied dans ce qui sera la trame du thème évoqué au fil du roman, la question du temps qui passe et qui emporte avec lui le corps et toutes les potentialités qui s’y rattachent.
J.Rainier rencontre un ancien collaborateur et ami qu’il avait connu alors que tous deux connaissaient leurs heures de gloire professionnelle. Chacun d’eux était alors à la tête d’importantes entreprises internationales. Au moment de leur rencontre, J.Rainier voit ses affaires décliner mais la perspective de se retirer d’ici peu et de léguer celles-ci à son fils l’oblige à garder une certaine assurance de façade. A la vue de son vieil acolyte, Rainier est projeté en arrière et voit en son ami une jeunesse encore vivante alors qu’il la sent décliner en lui.
« Cet athlète du plaisir trainait autour de lui une aura de champion du monde toutes catégories, et ses succès, sa puissance, par leur démesure même, mettaient obscurément en causes mes propres réussites, et d’une certaine façon, jusqu’au sens de ma vie. » (p.9)
- « Puissants » contre « puissance masculine » :
Le coup de grâce est donné lorsque Dooley s’épanche auprès de son vieil ami sur ses dernières prouesses sexuelles, sa compagne actuelle venant comme attester la véracité d’une énergie que le temps n’aurait pas entamée : « […] je me sentais moins face à l’américain et il me paraissait « trop » et hors d’atteinte » (p.9) ; « l’Américain paraissait n’avoir ni goûts ni jugements personnels et semblait se fier entièrement aux appétits des autres : il lui fallait des garanties de désirabilité » (p.11)…
Rainier, qui a divorcé quelques années auparavant, vient quant à lui de rencontrer une femme, Laura, beaucoup plus jeune que lui, et dont il est très épris. C’est précisément au moment où il pense avoir rencontré l’amour de sa vie et qu’il désire ardemment en témoigner à sa compagne qu’il se sent douloureusement amoindri dans sa puissance sexuelle ; l’échange avec Dooley venant cruellement le rappeler à cette réalité-là, à ce qu’il éprouvera alors comme un écart insupportable entre ses désirs et la réalité : « J’avais 37 ans de plus que Laura et je commençais à guetter mon corps comme s’il était celui d’un étranger qui était venu prendre ma place» (p.37)… Cependant, « le goût des trophées ne passe pas avec l’âge, et le psychisme gagne en acharnement ce que le corps perd en vigueur » (p.15)…
Toute son énergie psychique sera en effet dès lors mobilisée par ce conflit _ perdu d’avance mais non assumé comme tel alors_ entre les forces du corps d’un côté et celles de l’esprit, du psychisme et du cœur de l’autre, qu’incarnent respectivement le pouvoir/les affaires/l’argent pour les premières, les sentiments, les liens filiaux et l’amour pour les secondes…Et le narrateur de conclure avec cet humour ironique qui le caractérise : « aux environs de la cinquantaine la virilité fait souvent quelques transferts et cherche à se constituer un capital à l’abri du destin glandulaire » !
II.- FIGURES DE LA CASTRATION :
- La confrontation avec le déclin physique :
Rainier se décide à prendre rendez-vous avec des spécialistes (sexologues, urologues…). Mais l’un d’eux, qui le suit depuis quelques années, le confronte violemment à ce qu’il redoutait par-dessus-tout : l’inéluctable course vers le déclin de la puissance physique ; loin de l’illusionner sur une éventuelle possibilité de recouvrer ses capacités sexuelles antérieures, il lui préconisera des « techniques » pour avoir des relations sexuelles plus satisfaisantes…
Rainier doit désormais apprendre à renoncer, et non à lutter, contre ce qui est plus fort que tout et qui échappe à toute maîtrise, à toute possibilité de contrôle : le temps, la course vers la mort : « Je ne peux pas lutter sur tous les fronts à la fois…ce fut peut-être pour la première fois que je m’avouais à moi-même où j’étais parvenu dans mes rapports avec mon corps…et avec Laura … » (p.51).
-« Mon corps lui-même n’est plus rentable. Il me rapporte de moins en moins de joie de vivre ».
- (Le fils) : « tu te dépenses trop ».
- « tu veux dire que je baise au dessus de mes moyens ? ». (p.246)
Tel serait le message que ces visites hautement médicalisées et non dénuées d’humour dans le texte de Garry délivreraient : l’envers du pouvoir et de la puissance…
- Déplacement de l’ «en-jeu », vers un autre territoire de « jeu » : la « liquidation » de l’entreprise familiale.
A la suite de cet épisode dépressogène, de « désillusionnement », la défaite à l’égard du corps va se trans-muer en un désir de tirer jouissance d’un autre type de «corps» : il s’agit de l’entreprise familiale. Rainier s’interroge désormais sur la somme qu’il pourrait bien en « tirer » et il est alors question, au cours d’un échange avec son légataire testamentaire, son fils, puis de son frère, Jean-Pierre, d’argent, de « liquides », de pouvoir et de filiation…
_ « Jean-Pierre (ndlr : c’est le frère du narrateur) me dit que tu liquides ? »
_ « Je vends. » (p.98)
Le « liquide », comme condition de la transmission, qui faute de pouvoir l’être au sens propre (la transmission filiale que symbolise le sperme et la procréation qu’il autorise) le serait alors au sens figuré. Rainier veut en finir avec les affaires et le poids des responsabilités, il veut profiter de son argent avec Laura, sa bien-aimée, il veut désormais pouvoir « jouir du liquide » :
- « Les affaires…je ne peux plus tenir – J’ai le choix de passer la main à un allemand ou à un américain […]…même pour un vieil animal, c’est dur d’avoir à s’incliner, de céder de son territoire à un autre-Très…dévirilisant.. »
- « Et moi (Laura), je fais seulement partie de ton territoire ? »
- « Non, toi tu es mon avenir ».
Nous verrons tout au long du roman que l’argent, le « liquide » vient à exprimer dans les deux acceptions du terme, tantôt un « moyen » de jouir (notamment des prostitué(e)s, des services de Ruiz…), tantôt une « fin » (…qui ponctue la jouissance physique chez l’homme).
- (le fils) « la meilleure façon de se défendre contre l’argent c’est d’en avoir »…(p.247)
- Le refus de la castration : la puissance sexuelle envers et contre-tout (pour et au nom de l’Amour : Laura)
Du point de vue psychanalytique, les difficultés rencontrées par Rainier au décours de ses relations sexuelles insatisfaisantes avec Laura se présentent comme une réédition de la limite et de l’angoisse de castration (limite vécue alors comme une véritable « amputation » d’une part de son être) auxquels a été auparavant confronté le petit garçon et qu’il a amplement refoulé depuis.
En effet, il lui est alors donné à re-vivre ce qu’il a expérimenté enfant à savoir que, bien qu’il dispose, comme son père, d’un membre dont il subodore qu’il lui donne un pouvoir sur la femme (sa mère) – pouvoir qu’elle n’a pas étant donné qu’elle n’en est pas dotée (apparemment)- ce sexe donc, qu’il identifie bien comme ce qui le distingue des femmes, ne lui sert pourtant « à rien ». Son immaturité physiologique (et psychologique…) ne lui permet pas d’en jouir, et de toute façon, ce ne sera pas avec maman puisqu’elle appartient à papa (interdit de l’inceste)…
Pour l’homme vieillissant, c’est un sentiment d’impuissance du même ordre que peuvent susciter les « dysfonctionnements » divers liés à l’usure du corps face au temps qui passe. A la différence près que l’adulte qu’il est devenu en a désormais « goûté » les potentialités et les plaisirs…
En deçà de la perspective d’une fin inéluctable, cette limite viendrait comme un « prélude », un « avant-goût » de la vieillesse et des renoncements qui l’accompagnent inévitablement. Elle se traduit ici par une difficulté à jouir physiquement et de ce fait, de l’amour de la personne aimée… et ce, de façon d’autant plus douloureuse qu’il s’agit d’une femme qui incarne la jeunesse, la beauté et l’amour, tout ce que le narrateur pensait avoir définitivement perdu, et qu’il retrouve à travers elle : « Je ne me souvenais plus de mes autres amours, peut-être parce que le bonheur est toujours un crime passionnel : il supprime tous les précédents » (p. 41).
Il est intéressant de noter que s’agissant de l’homme, puissance sexuelle et capacité à jouir de manière générale, sont intimement liées[5]… Ce serait comme si, de façon métonymique, toute perte de pouvoir réelle était instantanément associée dans le psychisme masculin à une perte de pouvoir imaginaire (au niveau de la capacité à fantasmer, préalable à l’acte sexuel).
Détenir un phallus – l’organe « signifiant du masculin »- qui ne serait plus suffisamment « opérationnel », équivaudrait d’une certaine manière à reconnaître: « je » ne suis plus potentiellement, ni réellement, capable de conquérir, obtenir, séduire, dominer… Avec la perte de pouvoir « réelle » – le sexe qui effectivement ne réagit plus de manière aussi adéquate – c’est également le « sentiment de puissance», la pensée qui n’a plus d’impact sur le corps et donc sur soi- voire même le sentiment d’appartenance identitaire, qui vient à faire défaut ; cercle vicieux qui peut, in fine, accroître encore le sentiment d’impuissance…
Le refus de la perte de la puissance sexuelle chez l’homme vieillissant peut donc être assimilé à un refus de la castration[6], et ce, de façon d’autant plus violente que les satisfactions antérieures n’ont pas été épuisées ou n’ont pas pu totalement aboutir….« Sans toi je ne me serais même pas aperçu que je n’étais pas là. On dit tant de bêtises sur la naissance ! Il ne suffit pas de venir au monde pour être né. « Vivre » ce n’est ni respirer, ni souffrir, ni même être heureux, vivre est un secret que l’on ne peut découvrir qu’à deux » (p.66)…
Le sur-investissement de la sexualité et le désir irrépressible de conquête chez certains hommes franchissant cette étape de leur vie peut donc s’interpréter comme un refus « désespéré » de renoncer à cette « zone originaire » de puissance…et donc de plaisir absolu :
- « Je suis entré dans une zone crépusculaire où l’on attache à la sexualité une importance …désespérée. C’est le moment des adieux fils. Tu connaitras ça un jour aussi. »…(p.246-247)
III.- PLACE ET FONCTION DU FANTASME DANS LE MAINTIEN DU DESIR ET DE LA CAPACITE SEXUELLE :
- Jeu de double(s) : Le voleur volé
Dans le Chapitre X, J.Rainier se réveille brutalement, surpris en pleine nuit par des bruits insolites ; c’est alors qu’il se retrouve nez à nez avec un cambrioleur armé d’un couteau et qui s’apprêtait à s’enfuir après s’être emparé de sa montre en or… Le voleur, Ruiz, est en après-coup, identifié par le narrateur comme un homme vigoureux, sa silhouette gracile lui évoquant vraisemblablement le jeune homme fougueux, et en pleine possession de ses potentialités corporelles qu’il fut lui-même : « […] Je ne me souvenais pas d’avoir jamais contemplé un visage avec un tel regret de ne pouvoir me l’approprier. S’il m’était permis de « redevenir », c’est cet « article » que j’aurais choisi » (p.171)
- Une montre en or contre un corps d’emprunt : Rainier qui dans son élan, s’était emparé d’un revolver qu’il gardait toujours par devers lui, le laissera finalement partir avec la montre…mais non sans avoir conservé des « traces mnésiques » de cet homme, qu’il fera par la suite « chanter » dans le cadre d’un jeu diabolique, à la frontière du fantasme et de la réalité. Il fera finalement de lui sa véritable « marionnette ».
Pour Rainier, l’enjeu est d’ordre psychologique. Pour Ruiz, l’enjeu est matériel mais aussi vital, il lui doit la vie sauve et c’est véritablement son « identité » _ au sens propre (Rainier va, à l’occasion d’une réception où il le retrouve en serveur s’emparer de sa pièce d’identité puis s’en servir ensuite comme moyen de chantage) et au sens figuré_ qui sera au centre de l’«échange» inégal « monté » de toutes pièces par Rainier.
Finalement, lui possède l’argent et donc le pouvoir, ce que le voleur Ruiz convoite et qu’il n’a pas ; Ruiz, lui, a la jeunesse et la puissance sexuelle que Rainier pense avoir perdu et qu’il va tenter de reconquérir.
C’est au moyen du fantasme qu’aura lieu le « transfert » de pouvoir escompté.
- Le fantasme : lieu de passage entre L’imaginaire et le réel :
J.Rainier commence peu à peu à entretenir une relation imaginaire avec Ruiz, qui devient pour lui un double, un « conquérant » qui exécuterait ses désirs en pensée, tout en se présentant comme l’envers du narrateur.
Il s’identifie en fantasme à lui tandis qu’il fait l’amour à Laura : « Presque à chaque fois, je faisais venir Ruiz.. » (p. 155) ; il l’imagine lui faisant l’amour : « La bestialité foncière avec laquelle Ruiz utilisait Laura pour sa vidange enflammait mon sang par l’horreur même qu’elle m’inspirait [ …]. Je devais demeurer maître de la situation : c’était pour moi essentiel »….
L’aliénation psychologique du narrateur s’exprime en particulier à travers sa quête insatiable de ce double, tout d’abord en fantasme puis dans le réel : « je ne savais pas pourquoi j’étais venu à la recherche de Ruiz ; J’ai écrit que je voulais frôler ce danger, me rapprocher de la réalité, mais j’étais incapable de dire si c’était pour me libérer d’une obsession, mettre fin une fois pour toutes, d’un coup de revolver, au péril des phantasmes de plus en plus exigeants ou au contraire pour les nourrir à la source » (P.216). Il reconnaît cependant : « Je ne savais pas à mes phantasmes un tel souci de victoires » (p.144)
Ruiz va en effet progressivement prendre la forme d’un fantasme qui conditionne le désir sexuel du narrateur et sa concrétisation[7]. L’argent est la modalité du lien entre les deux protagonistes qui se révèlent finalement totalement aliénés à leur « passion » respective.
En parallèle, le fils du narrateur vient à lui rappeler l’inéluctable du temps qui passe, au cours d’un échange relatif à son assurance-vie. Ce fils qui incarne à la fois la figure de la mort et celle de la continuité.
Le narrateur va être alors en proie à de fortes angoisses qui viennent à se déporter sur le champ des relations sexuelles et des fantasmes associés…
- « Tuer » le double : La présence de Ruiz devient dans le fantasme de Rainier la condition de l’émergence du désir sexuel ; lorsque la dépendance est à son acmé, Rainier entreprend d’en venir à bout, mais cela doit passer par une mise à mort « réelle» de ce double devenu envahissant.
- D’abord l’« utiliser » : Rainier va tenter de le « neutraliser » en le faisant sien dans la réalité : « Je le tenais à ma merci » (p.197). Après lui avoir volé ses papiers sans lesquels Ruiz est bloqué (il est étranger et en situation irrégulière…), il l’entre- « tient » en lui versant régulièrement des sommes d’argent, le mettant en position de dépendance matérielle…Ce qui va, bien que momentanément, atténuer son sentiment d’asservissement fantasmatique à son égard, et d’impuissance face à cet état de fait .
« [ …] devant ce corps si riche d’une vigueur que l’âge avait dérobée au mien […], je compris pour la première fois la nature de mon expédition : c’était une reconquête. Je venais reprendre un outil qui m’avait appartenu et m’avait si bien servi et dont j’avais été dépossédé, m’en emparer, lui imposer ma domination, m’en faire obéir et m’en servir »…(p.219)
- Le renoncement, l’appel de la mort, la « résurrection » : ne parvenant pas à l’« annuler » définitivement de son champ psychique, Rainier va s’enquérir auprès d’une ancienne « amie», Lili-Marlène, une «entre-metteuse», une ancienne prostituée devenue une vieille mère maquerelle et à qui il peut « tout » demander. La vie d’un homme contre de l’argent : tel est le deal.
Lili-Marlène incarne la femme qui comprend les hommes dans ses aspects les plus animaux, instinctifs, primaires…Elle comprendra que c’est lui-même en fin de compte qu’il souhaite mettre à mort à travers la figure de Ruiz [p.232 – Lili-Marlène : « Quel est le type à descendre ? » - Rainier : « moi » ]. Ruiz est le fantôme qui rôde en lui et l’empêche de jouir de sa vie actuelle, car il le maintient rivé à sa jeunesse déchue.
Par l’intermédiaire de Lili-Marlène et de cette confrontation à l’extrême entre lui et lui (jeune/passé/ ; vieillissant/présent…) il comprendra la vanité de ses désirs et retrouvera le chemin d’une juste appréciation de lui-même.
A son fils il confiera : « je n’ai jamais vu aussi clairement en moi-même qu’en ce moment, où je ne vois plus rien… » (p.254), puis, à la fin du roman : « Quand tu seras 1er ministre, n’oublie pas de créer un secrétariat à la condition masculine. C’est à revoir. » …Ce qui reste d’ailleurs toujours d’actualité !
Ce sont deux figures du féminin que le narrateur nous donne à voir à la fin du roman : tandis que Lili-Marlène incarne la puissance associée au sexe et au sexuel, libre de tout engagement, Laura quant à elle représente la Déesse, la Mère qui ne peut faire et à qui il ne doit en aucun cas, faire défaut …Tous deux s’avouent ne pouvoir envisager la vie l’un sans l’autre.
Par son amour qui a, dans ce contexte, valeur de re-valorisation narcissique à un moment où le narrateur se sent remis en cause dans ce qui le spécifie dans sa masculinité, Laura l’accompagne (la-compagne…) et lui permet de surmonter ses épreuves. Ils en sortiront tous deux « grandis ».
Amour et sexe peuvent alors faire « bon ménage » au sein de ce couple où chacun n’a plus rien à prouver à l’autre excepté l’amour qu’ils se vouent mutuellement.
L’acceptation de soi, de ses propres limites et de la finitude résulte – à l’instar des péripéties traversées par les personnages dans les contes pour enfants- d’une série d’épreuves « initiatiques », de transformations qui se déroulent, ainsi qu’en témoigne le narrateur dans ce roman, à la fois sur le terrain psychique et de la réalité. Au jeu des fantasmes, création de double imaginaire et du déni défensif qui s’y associe immanquablement, alterne celui des dépossessions et des rivalités matérielles, le « passage de flambeau » obligé au fils héritier, le deuil de la jeunesse éternelle qui seul permet l’acceptation de la réalité et le renoncement aux illusions (infantiles) du passé.
L’issue du roman peut se présenter comme un « au-delà de l’amour et de la sexualité »[8], en référence au sentiment d’union -de nature plus spirituelle- auquel Laura et Rainier aspirent, et qui lui, ne meurt jamais. Comme un prolongement du corps, l’âme pourrait-elle être le lieu final de « dépôt » du sentiment amoureux ?
En effet, si le premier est irrémédiablement voué à une fin perceptible, nul ne peut (pré)-dire le devenir ultime de l’âme, de son essence même, ne-serait-ce que par le truchement de la transmission filiale…
Cette « limite » qu’il s’agit pour le narrateur de franchir, ne serait-elle pas en outre l’incarnation d’un point de passage entre deux mondes, celui dans lequel l’exercice du pouvoir est encore à portée de main et celui dans lequel la puissance est désormais devenue quasi inaccessible et devient de ce fait, l’objet d’une quête effrénée? Cet « espace potentiel » ne serait-il pas celui que s’apprête à traverser tout un chacun, dans cette dernière part de la vie que représente le 3ème et dernier âge/acte de la vie ?
Alors qu’il doit renoncer à ses anciennes possibilités –la puissance physique, et concomitamment celui des exigences productives ou procréatives- cet espace n’est-il pas par conséquent pour l’homme vieillissant, celui de tous les autres « possibles » ?
Puisqu’il n’y a plus rien à perdre, tout peut donc être gagné!
Ce qui suppose néanmoins une opération de déplacement, non seulement de l’ »objet » du désir (la jouissance de et par la chair), mais également de la « texture » même de ce dernier (désir initial de possession/domination). In fine, ce processus de trans-formation donnerait-il accès à une relation authentique, par rapport à un objet de désir qui peut désormais acquérir un réel statut de Sujet, unique et singulier…
…Et qu’une « Esth/éthique de l’amour », magistralement développée par Paul Audi, à partir de l’œuvre d’A.Jarry, « Le Surmâle »[9], puisse alors prendre forme…. « Que l’amour naisse de ce qui, dans le désir, excède le désir » […] que ce dernier devienne, « par la grâce inouïe de l’amour, davantage lui-même », « cette puissance de devenir ».
Au de delà du fantasme qui pousse à la répétition de l’acte, en « se refusant à l’emprise de la jouissance à laquelle pourtant il est de son essence d’aspirer », « l’amour s’annonce comme la transformation de cette force qui mène le désir (….) une fois son vecteur transformé, hors de son angoissante répétition. L’amour fait du désir autre chose qu’un Deus ex machina »….
« L’amour est transfigurateur et à ce titre créateur », conclut-il (p.32) ; lui seul permet qu’advienne ce que Jarry nomme la « comparution de l’amour » et qui se résume selon Audi, à cette « formule »: « Il n’y avait plus qu’un homme et une femme, libres, en présence, pour une éternité. »
A l’instar des deux protagonistes du couple (Jacques et Laura) figurant dans le roman de R.Gary, n’est-ce pas ce à quoi tout homme, toute femme, aspire au plus profond de lui-même?
A ce moment de la vie, qui bien souvent modifie les enjeux de la relation amoureuse, les conditions ne sont-elles pas idéalement réunies pour que ce déplacement puisse enfin s’effectuer?
Le renoncement à la puissance, au pouvoir et aux fantasmes qui y étaient jusqu’alors associés semble cependant bien en être le corolaire…
Notes
[1] N.R.F. Ed.Gallimard.1975. Paris
[2] Extraits de Wiktionnary.org
[3] Winnicott D.W. (1997), Jeu et réalité, l’espace potentiel – réédition (1ère édition 1975), Gallimard Collection de l’Inconscient.
[4] Cf. la « Censure de l’amante », théorie développée par M. Fain avec Denise Braunschweig (1971) : Éros et antéros, Payot-poche.
[5] A contrario, la perte de la capacité à enfanter ou les désordres de la ménopause ne sont pas, en soi, chez la femme, de nature à entrainer une incapacité à jouir de la vie et sexuellement.
[6] Castration entendue dans son sens de « perte de la capacité (phallique) » de conquérir et de jouir de la femme, menace inconsciente dans laquelle l’Angoisse de castration trouverait son origine (voir « Le complexe de castration » décrit par S. Freud (1923) in « L’organisation génitale infantile ». Il ne s’agit pas de l’organe réel (le pénis), mais de sa représentation symbolique (le phallus) pour le Sujet, en tant que déterminant de la différence des sexes entre garçons et filles et qui rend possible la jouissance de et par l’Autre (voir J.Lacan (1956-57) « La relation d’objet », le Séminaire. Livre IV. Chez le petit garçon, c’est l’Interdit de l’inceste, posé par le Père (Symbolique =la Loi), qui vient à mettre un terme, « une limite » aux désirs incestueux qu’il nourrit à l’égard de son premier objet d’amour : sa mère.
[7] S.Freud (1908) à propos du fantasme : « Passé, présent, avenir, donc, comme enfilés sur le cordeau du désir qui les traverse». « L’inquiétante étrangeté et autres essais » – « Le créateur littéraire et la fantaisie » Gallimard, 1985.
[8] La « limite » (de l’âge) à laquelle le titre du roman fait référence et au-delà de laquelle « votre ticket n’est plus valable » viendrait alors à se métaphoriser comme une invitation à repenser la question de la pulsion et de son devenir aux différents moments de la vie, aux « pulsions (sexuelles) et à leurs destins » (cf. S.Freud (1915), Métapsychologie, « Pulsions et destins des pulsions » Éd. Gallimard, 1968) qui elles, n’ont pas « d’âge » : elles sont « hors temps »… Quant à leurs « destins » et aux modalités de leur expression (ainsi que la « qualité » de l’objet), ne sont-ils pas également soumis aux mouvements de la vie dont ils sont l’expression ultime ?
[9] « De L’homme en psychanalyse », Figures de la Psychanalyse – Logos-Anankè (2012), Ed. Erés, Chap. XII. p.31 et suivants.